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Faye HeavyShield : filiation dans le temps et dans l’espace

2022.11.28 Anne-Marie St-Jean Aubre, Conservatrice de l’art contemporain undefined min

Anne-Marie St-Jean Aubre, Faye HeavyShield et Su Ying Strang, au Musée d'art de Joliette, 2022. Photo : Romain Guilbault

Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain au MAJ, souhaitait nous parler du travail de l’artiste albertaine Faye HeavyShield dont elle suit le travail depuis plus de 15 ans. Anne-Marie a rencontré l’artiste à l’occasion d’une visite de studio en Alberta en 2019, puis tout récemment alors que Faye est venue à Joliette pour le vernissage de son exposition Clan (présentée au MAJ du 15 octobre 2022 au 15 janvier 2023). -- L’exposition Clan est commissariée par Kylie Fineday et Kristy Trinier, de la Southern Alberta Art Gallery Maansiksikaitsitapiitsinikssin.

Les œuvres de Faye HeavyShield se démarquent par leur simplicité : l’artiste utilise des matériaux humbles, ses gestes sont précis et comptés, ses sujets sont familiers. Ses installations font du vide une caractéristique à part entière. Ce qui ne veut pas dire que l’espace, libre, n’est pas chargé d’une énergie particulière.

Quand les visiteurs entrent dans une exposition de Faye HeavyShield, c’est moins son caractère minimaliste qui les frappe que la solennité qui s’en dégage. Clan, présentée au Musée d’art de Joliette jusqu’au 15 janvier 2023, en témoigne. Ici, la salle prend des airs de recueillement. La toile écrue, sans inscription, donne le ton à l’ensemble en installant une atmosphère sereine et calme.

Les quatre composantes du corpus – un diptyque vidéo, quatre robes suspendues, une série de quatre photographies en noir et blanc et une plateforme recouverte de trente petits drapeaux – s’interpellent à travers la salle, formant un réseau d’échos qui saisit le spectateur, malgré le silence régnant dans la pièce. Bien qu’invisible et inaudible, ce réseau est la clé de voûte de toute l’installation qui porte sur les liens de filiation qui perdurent dans le temps et l’espace, qui nous relient tant aux individus qu’aux lieux et aux éléments dont on dépend, sans pour autant être tangibles ou visibles. Ces liens se ressentent, et c’est cette présence, immatérielle, qui est perceptible dans le travail de Faye HeavyShield.

Une photographie de la grand-mère paternelle de HeavyShield, Kate Three Persons, découverte dans les archives du Musée Glenbow à Calgary, a donné l’impulsion première au projet. Invitant ses deux filles et une de ses petites-filles à reprendre la pose et la tenue de cette femme, qui a joué un rôle essentiel pour le développement de sa créativité grâce à ses récits, Faye HeavyShield a souhaité ainsi défier le temps pour les faire se rencontrer en esprit. En effet, ses filles et sa petite-fille n’ont jamais eu l’occasion de faire connaissance en personne.

Par un geste très simple, consistant à reprendre le contexte de l’image-source (une salle neutre au plancher et mur sans signe particulier) comme arrière-plan des images contemporaines, également en noir et blanc, l’artiste crée une parenté qui suggère que les protagonistes partagent symboliquement un même espace-temps.

Les quatre robes blanches suspendues dans la salle, tanguant doucement en réponse au passage des visiteurs, matérialisent concrètement la présence simultanée de ces femmes dans le temps présent de l’exposition, alors que les photographies, enregistrement d’un temps passé, pointent vers une temporalité antérieure.

Le diptyque vidéo témoigne d’une action performée par les filles et la petite-fille de l’artiste sur une parcelle de terre bordée, à une de ses extrémités, par la rivière Oldman, où les membres de sa famille ont vécu. On y voit quatre des membres féminins de sa descendance, vêtues des mêmes robes que dans les portraits photographiques, parcourir le territoire en y plantant des drapeaux blancs qui sont autant de supports de communication servant d’intermédiaires avec le passé ancré dans les lieux. D’où leur blancheur immaculée : véritables pages blanches, vierge de tout contenu prescrit, les drapeaux apparaissent comme des passerelles ouvertes à la communion intime, en esprit, unissant les membres d’une même lignée.

Respectueuses des lieux, ne voulant en aucun cas perturber durablement l’équilibre de l’écosystème, les femmes ont par la suite retiré tous les drapeaux, dont on voit une sélection dans l’exposition. Ils sont situés au ras-du-sol, tout comme les écrans diffusant les vidéos, anormalement bas lorsqu’on considère les standards d’accrochage. Par ce choix, l’artiste maintient une proximité avec l’expérience initiale dont ces éléments – les gestes, les drapeaux – sont chargés.

Faisant face à la rivière L’Assomption, des images de la rivière Old Man (en Alberta) sont visibles dans la vitrine en coin, à l’extérieur du MAJ. La murale photographique intitulée A River Is a River But It Is Never the Same [Une rivière est une rivière, mais elle n’est jamais la même], manifeste, par son existence même, la force de cette idée d’une réalité invisible et intangible, qui perdure tout en étant en flux constant. Bien que la réalité de la rivière soit ancrée dans un lieu précis, l’eau qui la constitue n’est jamais la même, tout en étant paradoxalement toujours la même. Le mouvement qui l’emporte et l’amène à se jeter dans une étendue qui en nourrie une autre à son tour témoigne de son caractère transitoire. Pourtant, cette même eau est une ressource limitée et s’inscrit dans un cycle qui la remet, en tant que matière identique, constamment en jeu. Ainsi, ce sont les mêmes molécules qui, depuis leur apparition sur terre, se transforment sans se renouveler. Elles portent donc en elles une temporalité qui comprend le passé, le présent et le futur. Grâce à cette image de l’eau, l’artiste nous invite à réfléchir à la réalité complexe de la lignée et de la transmission, au cœur du corpus de Clan.

D’ailleurs, le titre Matri-liminal, qui désigne la série de portraits photographiques, pointe vers cette réalité difficile à saisir. Liminal est un mot qui a une double signification : il désigne à la fois un seuil – dimension spatiale située dans l’espace – et un commencement – dimension temporelle annonçant un changement. En associant les deux mots, l’artiste suggère que la filiation matriarcale constitue un fondement, un ancrage qui évoque la permanence et la stabilité, et un commencement, donc un processus appelé à se transformer dans le temps.

La complexité de la transmission de traditions, qui s’actualisent sans pour autant se dénaturer, se cristallise dans ce mot qui synthétise une ligne de conduite guidant, me semble-t-il, la philosophie derrière l’œuvre de Faye HeavyShield.

Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain au Musée d'art de Joliette.

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